« Car si la compagnie
autrichienne refusait à présent de
fournir les Juifs, c'est qu'ils se suicidaient de préférence au gaz et
laissaient impayées leurs factures. Je me suis demandé si cela était vrai -
tant l'époque inventa d'horreurs, par un pragmatisme insensé - ou si c'était
seulement une plaisanterie, une plaisanterie terrible, inventée à la lueur de funestes chandelles. Mais que
cela soit une plaisanterie des plus amères ou une réalité, qu'importe; lorsque
l'humour incline à tant de noirceur, il
dit la vérité.
Dans
une telle adversité, les choses perdent leur nom. Elles s'éloignent de nous. Et
l'on ne peut plus parler de suicide. Alma Biro ne s'est pas suicidée. Karl
Schlesinger ne s'est pas suicidé. Leopold Bien ne s'est pas suicidé. Et Helene Kuhner,
non plus. Aucun
d'entre eux. Leur mort ne peut s'identifier au récit mystérieux de leurs
propres malheurs. On ne peut même pas dire qu'ils aient choisi de mourir
dignement. Non. Ce n'est pas un désespoir intime qui les a ravagés. Leur
douleur est une chose collective. Et leur suicide est le crime d'un autre. »
Extrait de L'ordre du jour, Eric Vuillard.