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Didier
Daeninckx :
« Nous payons les années 90, ça vient de loin »
MÉDECIN
GÉNÉRALISTE, ÉCRIVAIN
Le
3 octobre Didier Daeninckx publie aux éditions Verdier Le
roman noir de l’Histoire,
un imposant recueil de nouvelles dont AOC publiera demain en avant
première un extrait. L’occasion de revenir longuement sur son
œuvre, ses engagements politiques et d’écrivain qui ont tous un
point commun : lutter contre le mensonge.
Les
couloirs de la maison de Didier Daeninckx sont encombrés de cartons
de livres, entre lesquels cavale sa chienne en aboyant. Didier
Daeninckx quitte Aubervilliers, et la Seine-Saint-Denis où il est
né, après avoir publié en 2018 Artana
! Artana !,
un roman noir désabusé dans lequel le protagoniste, de retour dans
sa cité natale, un ancien fief communiste de la région parisienne,
découvre la réalité quotidienne d’une ville en déliquescence.
Écrivain de romans noirs, peignant la réalité sociale au travers
d’enquêtes historiques fouillées destinées à faire ressurgir un
passé enfoui ou travesti, Didier Daeninckx publie aux éditions
Verdier Le
roman noir de l’Histoire,
préfacé par Patrick Boucheron, du Collège de France. Occasion
d’une rencontre avec l’un des survivants de la révolution du
polar français dans les années 80. Ch. L.
La
plupart des auteurs de « polar » que nous avons côtoyés
ont aujourd’hui disparu. L’œuvre de nombre d’entre eux est, de
fait, indisponible. Que reste-t-il du néo-polar ? Quelles traces
?Ces
auteurs aujourd’hui disparus, on se sent quelque part porteurs de
leur mémoire, on est orphelins d’une fratrie choisie. Il y a
l’œuvre, bien sûr, mais aussi la manière dont ces écrivains se
tenaient dans la cité. Jean Vautrin, par exemple, était quelqu’un
d’une totale sincérité et engagement. Le fait de côtoyer Vautrin
m’a énormément apporté. Vautrin a pris des risques, s’est
trouvé dans des combats d’importance que l’essentiel des
écrivains évitent. C’est un homme qui n’a jamais abandonné sa
sincérité tout en publiant dans la Blanche, en naviguant dans le
showbiz, le cinéma, en signant des grands films avec Belmondo,
Delon, ou le Garde
à vue…
de Claude Miller. Vautrin a ainsi écrit La
Vie Ripolin,
un recueil de nouvelles sur les mômes différents, alors que son
fils est autiste, pour nourrir et faire vivre une fondation. Il y a
l’homme, et l’adéquation de la vie et de l’œuvre. On vient de
fonder une association avec la femme de Jean Vautrin, avec Gérard
Mordillat entre autres, pour essayer de faire rééditer son œuvre.
Comment
avez-vous échappé à cette obsolescence éditoriale
programmée?C’est
une satisfaction incroyable d’avoir des bouquins qui passent le
cap, qui résistent sur le temps long. J’en ai trois sur l’ensemble
de ma production littéraire : Meurtres
pour mémoire, La
mort n’oublie personne,
et Cannibale.
C’est une situation exceptionnelle aujourd’hui pour un auteur
d’avoir tous ses livres disponibles. J’ai eu conscience il y a
trente ans de ce problème fondamental de la durée de vie des
livres, du fait qu’il était essentiel que les livres soient
toujours disponibles, en format de poche. Je n’ai jamais voulu
signer de contrat d’exclusivité avec aucun éditeur alors que
Gallimard me l’avait proposé, ce qui peut être une sécurité…
mais je ne me sentais pas en capacité d’assumer d’avoir cinq
livres à écrire… Mais ensuite, par amitié, alors que j’étais
chez Gallimard, j’ai filé des manuscrits, comme Playback,
initialement destiné à la Série Noire, à Roger Martin, un ami,
qui créait une maison d’édition… Je lui donne le texte, ce qui
normalement ne se fait pas. La boîte a disparu, et je me suis
retrouvé à récupérer les droits de livres que j’avais donné
par amitié à des copains, et j’ai eu un rendez-vous avec Antoine
Gallimard. Je lui ai expliqué ma façon de voir : je veux être
totalement libre de publier où je veux, mais mon port d’attache
c’est Gallimard… et on a convenu que tous les livres que je
publierai ailleurs seraient repris en Folio, qu’il ferait l’effort
de les récupérer… Et il a tenu sa promesse sur le temps long…
Sur trente ans, je dois avoir quarante livres en Folio… et la
politique de Folio est que les livres, le fonds, reste toujours
disponible, même s’il peut y avoir quelques brèves ruptures de
stock. La politique est différente au Livre de Poche, qui présente
douze ou treize mille titres… dont seuls trois mille sont
disponibles… Alors que Folio a sept ou huit mille titres, tous
disponibles. Et donc cette conversation avec Antoine Gallimard m’a
permis d’être extrêmement tranquille dans mes contacts avec les
éditeurs. Ce qui fait que, contre toute attente, je peux me
retrouver à publier un petit bouquin, Caché
dans la maison des fous,
dans une maison de poésie, les éditions Bruno Doucey, et ensuite le
livre est repris au catalogue Folio. Donc je n’ai pas eu de trou
d’air dans ma carrière et j’en ai eu conscience en voyant des
copains… Fajardie aussi papillonnait parmi les éditeurs et les
trois quart de ses livres étaient indisponibles. Et il m’en
parlait souvent… Il n’avait pas eu, au départ, ce souci de
sécuriser son œuvre. Idem pour Jean Vautrin. Aujourd’hui,
quelques années après sa mort, l’essentiel de l’œuvre de
Vautrin est indisponible, et Anne, son épouse, a un mal de chien à
faire republier des textes importants.
Les
restructurations du monde de l’édition ont fragilisé les auteurs…
et les éditeurs…C’est
le grand chamboule-tout des années 90. Un exemple parmi d’autres :
la maison d’édition de Pierre Drachline passe dans les mains du
baron Seillière. Je lui demande quelque temps après : « Est-ce
que ça se passe bien avec ton baron? » Il me dit : « Contre
toute attente je n’ai jamais eu la moindre pression. » Je lui
dis : « Tu as la liberté du chien au bout de sa laisse
rétractable. Il laisse filer la laisse et quand il l’aura décidé,
tu sentiras qu’il a appuyé sur le bouton-poussoir. » Et deux ans
après, Drachline me confirme que c’est le cas. De quelle manière
? C’est simple… Pierre Drachline pouvait publier cinquante livres
par an, il suffisait que trois ou quatre d’entre eux aient du
succès… et cela lui permettait d’en publier une dizaine dont il
savait que ces livres feraient 200, 300, 400 exemplaires, mais
permettraient de donner une chance à des écrivains en devenir, qui
publieraient deux, trois livres sur dix ans avant d’arriver à
maturité de style. Et Drachline m’explique que dorénavant chaque
livre doit couvrir intégralement ses frais généraux, aucune
mutualisation n’est plus possible pour les auteurs en devenir. Ce
qui fait qu’il n’a plus pu publier les dix derniers livres, et me
disait-il, très sincèrement ces dix derniers livres c’est là que
mon boulot d’éditeur prenait un sens… Voilà comment cela s’est
passé. Et moi je l’ai vu arriver avec l’entrée des fonds de
pension dans le monde de l’édition. Quand je suis arrivé, dans le
monde de l’édition, le rapport était de 2 ou 3% de profit
maximum, maintenant c’est aux alentours de 12, 13 ou 14%.
Et le barbare qui a mis cela en place et tué l’édition traditionnelle française et ce rapport entre éditeurs et auteurs, à une époque où le marketing était laissé en lisière, nécessaire mais pas omniprésent, une simple technique qui ne faisait pas partie directement de l’édition, c’est Jean-Marie Messier. Quand Jean-Marie Messier a décidé de réinvestir l’argent des compagnies d’eaux. Il a fait passer dans son conseil d’administration que ce qui faisait circuler l’information, c’était aussi des tuyaux, des réseaux, et donc il a réinvesti une grande partie du trésor de guerre de la Compagnie Générale des Eaux. Tout cet argent capitalisé pour les réparations et inutilisé, des milliards, lui a permis de créer Vivendi, de racheter une partie d’Hollywood, et de monter des réseaux de distribution : internet, cinéma… Donc il a été visionnaire… Mais au moment de l’explosion de la bulle Internet, alors qu’il avait acheté des maisons d’édition pour détenir les auteurs, la matière première pour réaliser des films, des adaptations, il a revendu à toute vitesse, et ça a été vendu à la découpe sans plan d’ensemble. C’est là que le baron Seillière en a racheté, et on a aussi vu l’entrée rapide, massive, et néfaste des fonds de pension, dont le seul intérêt était capitalistique. Du jour au lendemain, on est passé d’une nécessité de rentabilité de 3 à 15%, au début des années 90, et c’est là qu’on arrive avec le système Houellebecq, on fait en sorte de fabriquer à coup de marketing agressif des locomotives en tête de gondole.
Et le barbare qui a mis cela en place et tué l’édition traditionnelle française et ce rapport entre éditeurs et auteurs, à une époque où le marketing était laissé en lisière, nécessaire mais pas omniprésent, une simple technique qui ne faisait pas partie directement de l’édition, c’est Jean-Marie Messier. Quand Jean-Marie Messier a décidé de réinvestir l’argent des compagnies d’eaux. Il a fait passer dans son conseil d’administration que ce qui faisait circuler l’information, c’était aussi des tuyaux, des réseaux, et donc il a réinvesti une grande partie du trésor de guerre de la Compagnie Générale des Eaux. Tout cet argent capitalisé pour les réparations et inutilisé, des milliards, lui a permis de créer Vivendi, de racheter une partie d’Hollywood, et de monter des réseaux de distribution : internet, cinéma… Donc il a été visionnaire… Mais au moment de l’explosion de la bulle Internet, alors qu’il avait acheté des maisons d’édition pour détenir les auteurs, la matière première pour réaliser des films, des adaptations, il a revendu à toute vitesse, et ça a été vendu à la découpe sans plan d’ensemble. C’est là que le baron Seillière en a racheté, et on a aussi vu l’entrée rapide, massive, et néfaste des fonds de pension, dont le seul intérêt était capitalistique. Du jour au lendemain, on est passé d’une nécessité de rentabilité de 3 à 15%, au début des années 90, et c’est là qu’on arrive avec le système Houellebecq, on fait en sorte de fabriquer à coup de marketing agressif des locomotives en tête de gondole.
Historien
et critique du roman des XXe et XXIe siècles, Gianfranco Rubino
pointe dans Lire
Didier Daeninckx,
votre passage à l’écriture dans les années 80 comme une réponse
à la fin des illusions nées de 1968…Pour
moi, le passage à l’écriture a été lié à la réalisation que
le mensonge avait gagné et s’était installé. Pour beaucoup de
monde, 68, c’est ce qui s’est passé dans les rues de Paris et
dans les usines de France, mais pour moi, 68, le rapport direct que
j’ai avec 68 n’est pas celui-là… C’est l’invasion
fraternelle des troupes soviétiques en Tchécoslovaquie. 68 pour moi
c’est la fin de l’utopie communiste sur la planète, ça s’arrête
le 22 août 68, le rideau est baissé, la pièce est terminée. Et
donc moi depuis 68 je suis en état de survie politique à cause de
ça, non pas l’échec de 68 en France, qui est un soubresaut
important, mais un soubresaut. Ce qui s’est passé à Prague est un
moment essentiel de l’histoire de la planète et donc ensuite c’est
l’interminable enterrement de ces idées. On suit un corbillard
avec le catafalque… Et cela dure jusqu’aux années 80. Il y a
alors cet espèce d’engouement pour Mitterrand, moi je n’étais
pas place de la Bastille le 10 mai 1981. Je savais qu’il était
responsable des exécutions de patriotes algériens, de l’exécution
d’un Français qui s’appelle Fernand Iveton. L’abolition de la
peine de mort était une façon pour Mitterrand de payer son tribut
avant son passage dans l’au-delà parce qu’il avait participé à
la mort politique des opposants. En abolissant grâce à Badinter, il
se rachetait une conscience quand il arriverait devant le Grand
Portier. Donc je suis dans cet état d’esprit alors. Je suis
ouvrier-imprimeur et la crise du secteur m’a amené à changer
plusieurs fois d’établissement, jusqu’à me retrouver dans une
imprimerie où je reproduis un nombre incalculable de fois, jour
après jour, le même formulaire de réparation de voitures Renault.
Malaise individuel, mais aussi impasse collective de l’époque.
Mais à un moment le mensonge est tellement puissant, tellement
installé dans la société, que je comprends que le combat politique
est devenu inopérant, et que tous les outils à notre disposition
sont rongés par la rouille, même s’ils ont toujours une apparence
clinquante… tandis que la littérature, elle, a peut-être encore
une certaine puissance.
Il y a à ce moment-là la rénovation du roman noir en France avec des Manchette, des Fajardie, et on voit que ça bouscule des consciences, beaucoup plus que les tentatives de rénovation politique. Donc voilà les raisons de mon basculement, mais c’est aussi une manière d’échapper à la défaite d’une vie car si tu admets que le mensonge a gagné, et que tu continues à participer et à faire des sourires et à faire semblant dans les cortèges, tu te vis en tant que marionnette du temps. Le pas de côté de l’écriture, j’ai la chance de pouvoir le faire, et je m’aperçois avec Meurtres pour mémoire que la littérature a cette puissance. Le combat contre le mensonge, en s’y attaquant autour d’un personnage central qui est Maurice Papon, qui est le personnage même, la symbolique du mensonge, beaucoup plus que Bousquet. Bousquet a poursuivi sa vie dans les conseils d’administration, Papon, dès septembre 1945, est à Bordeaux aux côtés du général de Gaulle. Cet ancien collaborateur se retrouve donneur d’ordre lors de la répression sanglante de la manifestation du FLN en octobre 1961… Là on a véritablement l’image totale du mensonge, et de comment, à partir de 1945, la société politique française a récupéré les vichystes, les nazis, comme l’ont fait les Américains et les Soviétiques… pour recomposer une politique. Il y a des métastases jusque dans les années 90, Papon sera condamné seulement en 1998. Et c’est le temps normal de la société française : cinquante ans, deux générations. Pour que le mensonge opère, il faut absolument maintenir le pouvoir sur l’information pendant deux générations et donc, voilà, on est toujours dans ce temps, mais la littérature permet de raccourcir ce temps du mensonge. Elle ne peut pas l’éliminer, mais elle peut le réduire. Moi, le mensonge de 1961, je le fais exploser en 1983, donc la littérature peut faire gagner trente ans sur le mensonge.
Il y a à ce moment-là la rénovation du roman noir en France avec des Manchette, des Fajardie, et on voit que ça bouscule des consciences, beaucoup plus que les tentatives de rénovation politique. Donc voilà les raisons de mon basculement, mais c’est aussi une manière d’échapper à la défaite d’une vie car si tu admets que le mensonge a gagné, et que tu continues à participer et à faire des sourires et à faire semblant dans les cortèges, tu te vis en tant que marionnette du temps. Le pas de côté de l’écriture, j’ai la chance de pouvoir le faire, et je m’aperçois avec Meurtres pour mémoire que la littérature a cette puissance. Le combat contre le mensonge, en s’y attaquant autour d’un personnage central qui est Maurice Papon, qui est le personnage même, la symbolique du mensonge, beaucoup plus que Bousquet. Bousquet a poursuivi sa vie dans les conseils d’administration, Papon, dès septembre 1945, est à Bordeaux aux côtés du général de Gaulle. Cet ancien collaborateur se retrouve donneur d’ordre lors de la répression sanglante de la manifestation du FLN en octobre 1961… Là on a véritablement l’image totale du mensonge, et de comment, à partir de 1945, la société politique française a récupéré les vichystes, les nazis, comme l’ont fait les Américains et les Soviétiques… pour recomposer une politique. Il y a des métastases jusque dans les années 90, Papon sera condamné seulement en 1998. Et c’est le temps normal de la société française : cinquante ans, deux générations. Pour que le mensonge opère, il faut absolument maintenir le pouvoir sur l’information pendant deux générations et donc, voilà, on est toujours dans ce temps, mais la littérature permet de raccourcir ce temps du mensonge. Elle ne peut pas l’éliminer, mais elle peut le réduire. Moi, le mensonge de 1961, je le fais exploser en 1983, donc la littérature peut faire gagner trente ans sur le mensonge.
Mais
abandonner un appareil politique, fût-il moribond, c’est aussi
abandonner des camarades, des militants ?Moi
j’ai une force dont je parle dans nombre de mes livres, ce sont mes
deux grand-pères. L’un, Ferdinand Daeninckx, anarchiste dont j’ai
récupéré seulement l’année dernière les papiers, qui a vécu
pendant un an déserteur avec de faux papiers, en région parisienne
de septembre 1917 à novembre 1918. Pris, il a été condamné à la
prison au Cherche-Midi puis deux ans de travaux forcés près de
Toulon. Désertion en temps de guerre. De l’autre côté, mon
grand-père communiste, Jean Chardavoine, maire de Stains, qui a
refusé le pacte germano-soviétique et qui était proche de Charles
Tillon, et a été considéré comme un renégat. J’avais ainsi
deux figures de dissidents : un dissident individualiste et un
dissident collectif. Autant pour mon grand-père anarchiste,
individualiste, le tableau était clair, autant pour mon grand-père
communiste il fallait démonter les rouages de l’histoire qui avait
été construite contre lui. Et pour ce faire, j’ai trouvé, à
l’intérieur même du Parti communiste, un tas de gens qui
m’aidaient. On était véritablement en osmose politique. Et en
même temps c’est très compliqué. Ma mère a fait partie de
l’appareil clandestin du PC, d’un réseau d’aide aux
Vietnamiens puis d’un réseau d’aide aux républicains espagnols
jusqu’à la mort de Franco. Il y avait le poids du secret. Le
milieu dans lequel je baignais était celui-là, et était peuplé de
héros. Un voisin que je voyais tous les jours, Henri Martin, dont le
portrait a été brossé par Picasso, qui a été chanté par
Prévert, avait refusé de participer à la guerre du Vietnam,
s’était mutiné et avait pris six ans de prison en 1954. Ce
personnage-là était un voisin. J’ai baigné là-dedans, et se
défaire de ce milieu de gens exceptionnels qui se sont toujours
sacrifiés, qui ont sacrifié leur liberté à une idée de
solidarité avec des gens qu’ils n’avaient jamais rencontrés à
l’autre bout du monde, il faut essayer de s’éloigner, d’être
en rupture, mais sans les blesser. Et c’est quelque chose qui prend
la moitié d’une vie.
Certains
des combats que vous avez menés vous ont valu beaucoup d’inimitiés.
Dans les années 90, votre dénonciation des « rouge-bruns »
vous vaut réputation de procureur. Si à l’époque vous avez gain
de cause dans la lutte contre le révisionnisme, force est de
constater qu’aujourd’hui ce que vous combattiez dans les marges
est devenu « mainstream ». Alain Soral peut se proclamer
« résistant » tout en se photographiant en train de
faire une quenelle dans le Mémorial de l’Holocauste de Berlin,
Eric Zemmour peut arpenter les plateaux en affirmant que Pétain
sauvait des Juifs. Comment en-est on arrivés là ?C’est
un désastre. Il y a vingt ans, nous étions quelques-uns à être
clairvoyants. Moi, Soral, je ne l’ai pas débusqué en 2003 ou
2004, mais en 1989, alors qu’il tenait déjà les propos
nationaux-socialistes dont il se vante de la pertinence aujourd’hui,
et il était adhérent du Parti communiste, et là c’était fini.
Dès l’instant où ils acceptaient cette présence et étaient
incapables d’écouter et d’analyser un discours véritablement
fasciste, qu’ils n’avaient plus les outils intellectuels pour que
les résonances malsaines du discours de Soral leur apparaissent. À
partir de ce moment-là, c’était terminé. À la même époque, le
philosophe Roger Garaudy a des pleines pages dans L’Humanité, alors
même qu’il est en train de travailler avec des néo-nazis sur les
questions négationnistes. Il est un bras armé de Faurisson et ils
sont incapables de le voir. Je me souviens, nous sommes en 1995, je
suis sur la place de la mairie d’Aubervilliers et je rencontre Jack
Ralite, un homme que j’estime, qui a des outils intellectuels et il
me dit : « Que fais-tu en ce moment ? » Je lui dis que je
prépare une série d’articles sur un philosophe qui a versé du
côté des néo-nazis et des négationnistes. « Qui ça ? »
me demande t-il. Je réponds : « Roger Garaudy… » et il
commence à m’engueuler. Je me retrouve quelques semaines plus tard
dans le Sud de la France. L’écrivain Raymond Jean et des
dirigeants du PC accompagnaient Henri Alleg qui faisait un meeting en
compagnie de Roger Garaudy. Je les apostrophe. « Comment
pouvez-vous faire un meeting avec quelqu’un qui a rejoint les
négationnistes ? » Ils me regardent avec des yeux ronds comme
des billes comme si j’étais un martien, comme si j’étais fou.
Et trois mois après éclate l’affaire Garaudy avec la publication
de son livre violemment antisémite : Les
Mythes fondateurs de la politique israélienne.
J’ai rencontré par la suite Jack Ralite qui n’a jamais admis que
j’avais eu raison. S’il prononçait ces paroles-là, c’était
la faillite de sa vie. Lui, qui était une grande conscience
culturelle du PC, avait été incapable de détecter la malfaisance
extrême d’un de ses compagnons de combat.
N’est-ce
pas simplement une logique d’appareil ?Lorsque
nous avons alerté dans les années 90, c’était crier dans le
désert. Les appareils étaient déjà morts. Nous on croyait que les
appareils politiques avaient encore une pertinence mais ils n’en
avaient plus, ils étaient en état de survie, préoccupés
uniquement de leur survie. La réflexion politique avait déjà
disparu de leur radar. Et donc pendant vingt-cinq ans, bouffée par
la mérule, la charpente est morte. Mais il n’y a pas que Soral, il
n’y a pas que Finkielkraut, il n’y a pas que Zemmour et tous ces
gens-là, il y a aussi la manière dont tous ces appareils sont
bouffés de l’intérieur : l’UNEF, qui est entre les mains de
fous furieux indigénistes, des mairies entières comme la mairie de
Saint-Denis aux mains d’aventuriers indigénistes. À la France
Insoumise, Danièle Obono ou un type qui tient le discours des années
trente, François Ruffin, rendu illisible par l’espèce de rancœur
qu’il a envers ses opposants. Moi non plus, je n’aime pas
Emmanuel Macron, en tant qu’opposant politique, mais je ne
caricature pas son physique, je n’en fais pas un animal. Soyons
clair : tous les appareils politiques sont morts, les outils, la
Faucille et le Marteau, sont réduits en poussière. La CGT est
complètement bouffée. Qui pouvait imaginer il y a vingt ans qu’un
secrétaire général de la CGT serait éjecté en quelques mois pour
des histoires d’appartement et de fric ? Qui pouvait imaginer qu’un
secrétaire général de Force ouvrière serait éjecté en l’espace
de trois mois parce qu’il faisait des fiches staliniennes sur ses
opposants ? C’est invraisemblable ce qui se passe, et cela nous met
dans un état de grand danger, en France. Il suffit qu’un Salvini,
quelqu’un de cette carrure, ose prononcer les mots qui font mal sur
les immigrés et il remporte la mise. On est dans cette période où
quelqu’un de cette trempe peut véritablement ramasser la mise.
La
mise n’a t-elle pas déjà été ramassée par Emmanuel Macron
?Macron
théorise cette faillite absolue des partis. Il a cette intelligence
diagnostique de saisir que tout s’est effondré, et que les deux
plots qui restent véritablement c’est la nébuleuse En Marche,
basée sur le centre-droit, et le Front national. On voit comment une
autre tentative a totalement échoué et s’est tuée d’elle-même…
la tentative mélenchoniste. Marine Le Pen, elle, ne fait jamais de
grands discours sur la démocratie. Mélenchon avait des grands
discours sur la VIe République, redonner la parole au peuple, alors
que son appareil est un appareil dictatorial, totalement fermé sur
quelques personnes, un commando. Quel pôle y avait-il dans le
paysage politique français pour s’opposer à ce duopole LREM-FN ?
Les Insoumis… et les gens ont eu besoin de cela au moment de la
présidentielle – 20% pour Mélenchon, parce qu’ils voyaient le
danger de cette opposition LREM-FN – mais ce troisième espace
s’est totalement déconsidéré en l’espace de deux ans, et donc
là, ça nourrit complètement le piège qui est en train de se
refermer. Où peut-il y avoir des forces capables de s’y opposer ?
Moi je n’en vois absolument nulle part. Pour le moment, on est dans
ce piège, et Macron, on dit qu’il ne fait pas de politique mais il
a l’intelligence de théoriser l’état du pays et d’apporter
ses solutions à lui. Il avance très très vite sur les retraites,
le chômage, il profite de la situation. Et on est dans le temps de
tous les dangers, parce qu’à la prochaine présidentielle on sera
à 47-53, on se rapproche du basculement. Je ne lis pas dans l’avenir
mais je peux tirer les conséquences du passé, c’est-à-dire que
cela aurait pu être évité si les partis n’avaient été en mode
survie mais en mode prospective sur le pays. Nous payons les années
90, ça vient de loin.
Que
penser de la dérive actuelle du pouvoir, de la répression policière
des manifestants ? Perte de contrôle, impéritie, ou calcul ?Il
ne faut pas se leurrer en considérant que ce sont des bavures. La
violence est totalement assumée. Macron est en train de restructurer
son électorat, qui n’est plus du tout celui de l’élection
présidentielle. Le message de fermeté est productif électoralement
et assumé. On le voit avec les Européennes, et la remontée de sa
popularité, où il repasse les 40%, ce qui est inédit dans
l’histoire de la Ve République : quand tu as baissé, tu ne
remontes pas comme ça.
La
France aurait besoin d’hommes à poigne ?La
structure électorale française est connue, avec un pays fortement
ancré à droite. Macron occupe le terrain de cette manière. Il ne
faut pas parler de débordements ou de bavures, sauf quand évidemment
des types assis sur un pont sont arrosés de lacrymos et donnent lieu
à des images insupportables. Là ce qui les gêne, ce n’est pas la
gravité des faits mais le retentissement médiatique dans le monde
entier.
Et
que penser de la réécriture permanente des faits par un
gouvernement qui prétend lutter contre les fake
news mais
tient un langage orwellien pour nier les violences policières, entre
autres mensonges revendiqués par ses porte-paroles pour « protéger
le président » ?J’ai
écrit un livre en 1986 au sujet de l’affaire dite du Carrefour du
Développement. Charles Pasqua avait couvert des malfrats en leur
fournissant des « vrai-faux » passeports. C’était
totalement assumé au plus haut niveau de l’État. Dans certaines
circonstances, on peut s’asseoir sur l’une des choses les plus
précieuses pour un État, l’identité, et le passeport peut
devenir un objet de marchandise. Donc le mensonge a toujours été là
au sommet de l’État, il est simplement plus ou moins visible. Ils
ne font même plus semblant de le cacher. Auparavant une affaire
journalistique durait une semaine, quinze jours. On arrivait à
décortiquer les choses. Aujourd’hui, le plus souvent, cela se
compte en heures. Ce qui m’a énormément marqué récemment, une
des informations les plus choquantes de ces deux dernières années
pour moi, c’est d’apprendre que que la Commission européenne
avait débloqué des fonds pour acheter des denrées alimentaires de
mauvaise qualité que l’on transforme en steaks
pour les pauvres,
des steaks fabriqués avec des rebuts, des morceaux de gras, des
morceaux de peau. On est dans Soleil
vert,
le film de Richard Fleischer. Soleil
vert quand
je l’ai vu il y a trente ans m’a filé des cauchemars. Je n’ai
cessé d’y penser, tout le temps tout le temps, chaque semaine je
pense à Soleil
vert.
Une
dystopie située en 2022…C’est
un film qui m’a poursuivi. Et là on est devant ce truc d’une
violence inimaginable. La Commission européenne n’a pas de système
de contrôle et laisse fabriquer des steaks avec des rebuts. J’ai
rencontré des gens qui allaient aux Restos du Cœur et ils m’ont
dit « On en mangeait mais quand on les mettait dans la poêle
il y avait de la flotte, de la mauvaise graisse, une mauvaise odeur,
mais on ne pouvait pas s’acheter de la viande alors on se
forçait… » Ils le bouffaient. L’information a duré une
journée. Un article dans Libé trois
jours après, et terminé. Il y a vingt ans, ç’aurait été un
scandale d’ampleur internationale. Donc on est dans ce temps où
des choses absolument essentielles, qui disent la malfaisance, seront
étouffées rapidement. On n’est plus seulement dans le mépris des
pauvres, là c’est quelque chose de meurtrier, et l’indignation
va durer deux heures, trois heures. Donc quand des choses de cette
importance passent inaperçues…
Quand
les mots sont travestis, utilisés pour mentir, quelles ressources
reste-t-il à l’écrivain ?Le
temps long de l’écriture et de la lecture. Les arguments que l’on
partage, ce que l’on décrit, les idées, sont en infusion lente
dans la société, sur vingt ans, trente ans, quarante ans. J’ai eu
la chance que nombre de mes livres agissent ainsi. Meurtres
pour mémoire,
bien sûr, mais aussi Cannibale,
il y a vingt ans, qui aurait pu être publié hier. La manière dont
ce livre a fait bouger les lignes, ce n’est pas rien. Quand j’écris
ce livre en 1998, je retrouve la trace de l’arrière-grand-père de
Christian Karembeu, j’ai sa photo, exposé comme un animal à Paris
lors de l’Exposition coloniale, enfermé derrière les grilles d’un
zoo, baladé dans les zoos allemands, et en 1998 lorsque j’écris
ça, juste à côté de chez moi dans ma ville natale il y a
Christian Karembeu, son arrière-petit-fils, qui joue au football et
est champion du monde et qui s’expose lui, mais volontairement.
Quand je le rencontre, je lui amène la photographie de son
arrière-grand-père, qu’il n’avait pas, et quand on regarde
Christian Karembeu, l’homme sur sa photo est son jumeau, à trois
générations de distance. Et le livre dit ça : en 1931, par la
force du mensonge, Willy Karembeu était un objet de réprobation, un
objet de peur, un cannibale, la lie de l’humanité. Le même homme,
exactement le même homme, en 1998 est un symbole sensuel qui épouse
un mannequin slovaque, un objet de désir. La différence tient dans
la construction ou la déconstruction du mensonge : comment on
construit le racisme, le lieu commun, l’aspect repoussoir. Et
avec Cannibale,
des centaines de milliers de lecteurs ont pu approcher cette
problématique grâce à ce petit livre. Je n’ai pas de théorie
sur l’écriture. Je constate qu’à certains moments, par
sincérité, par empathie, en allant voir les Kanaks, en les
écoutant, cela permet de construire un objet artistique qui bouscule
absolument les préjugés.
Dans
vos romans coexistent des faits bruts, des compte-rendus policiers,
des fragments de dépêches, des brèves, et des irruptions de
lyrisme…Le
personnage de l’inspecteur Cadin, dans quatre romans, vit dans ses
cartons. Sa vie amoureuse est hors-champ, dans les regrets. Dans
beaucoup de mes romans c’est le cas. Mais il y a une évolution.
Dans nombre de mes romans il y a une utilisation d’éléments
autobiographiques, de moi ou de la famille, sous un aspect
complètement masqué. Il y eu ainsi toute une période où les
choses étaient évoquées plutôt que dites et puis maintenant,
j’arrive à soixante-dix ans, une grande partie des personnes qui
étaient autour de moi et lisaient mes livres, et que je ne voulais
pas blesser, ne sont plus là comme ma mère, et d’autres. Il y a
donc des choses que je n’aurais jamais dites aussi directement
qu’aujourd’hui parce que j’étais sous leur regard. Je ne
pourrais jamais écrire deux pages de Christine Angot, cette espèce
d’impudeur totale et d’utilisation de la vie des autres, ou une
partie de l’œuvre d’un écrivain que j’aime beaucoup, Annie
Ernaux. Toute la partie de son œuvre, autobiographique, amoureuse,
c’est quelque chose qui me terrifie, pour moi c’est une écriture
terrifiante, qui me glace totalement. Mais la disparition de
certaines personnes m’amène à dire certaines choses de manière
plus directe.
Un
livre incarne t-il plus précisément pour vous ce changement
?L’écriture
de Missak a
été un basculement. Parce que ce personnage n’était pas un
personnage, mais une mythologie, une statue. Et de cette statue de
Missak, l’homme de l’Affiche rouge, je fais un être de chair et
de sang, car Missak Manouchian, que l’on traite comme un héros, un
martyr, un sacrifié, alors que ce qu’il nous crie, il suffit de
lire sa dernière lettre… il n’est pas du tout dans cet état
d’esprit du sacrifice. En rencontrant sa famille, en ayant accès à
ses archives personnelles, j’ai eu une chance extraordinaire et je
m’aperçois que la raison profonde de son engagement, c’est
sauver la poésie. Missak, apatride, arrivé en France en 1925,
travaillant chez Citroën, fréquentant les bibliothèques,
traduisant les poètes français, fondant des revues de poésie, se
retrouve convaincu, le 6 février 1934, lors de la tentative de
putsch d’extrême droite. Sa vie bascule. Il devient communiste et
s’engage parce que pour lui, l’arrivée du fascisme signerait la
fin de la poésie, la nuit noire du fascisme et les mots en ordre
comme les armées. Et donc le cœur de sa vie, quand il était près
de Beyrouth, on lui demandait ce qu’il voulait faire de sa vie :
« Je veux être poète à Paris », parce qu’il était
tombé sur un professeur de français qui lui avait fait lire Victor
Hugo, Verlaine, Baudelaire… Et donc en 1934 il s’engage et prend
les armes pour sauver la langue française. Il n’habite pas la
France, il habite la langue française, ça change radicalement la
vision que l’on a du personnage. Mais ensuite les gens ont eu
besoin de héros et de statues alors on a modelé ça et il est
devenu dans l’esprit des gens le contraire de ce qu’il voulait
être et on a abandonné le poète pour créer le guérillero
héroïque. Plus personne ne savait qu’il était poète, qu’il
faisait des bringues de fou avec le père de Charles Aznavour. On a
que les photos où il s’est fait tabasser, où son visage est
meurtri. J’ai retrouvé des photos où il a une banane comme ça,
où il est en train de jouer du luth, ce sont les photos d’un
bonheur absolu. Et quand j’ai travaillé Missak,
je me suis dit : je ne le traiterai pas comme l’histoire veut le
maltraiter, je le traiterai avec l’émotion. Car son message est
clair : profitez des roses, profitez du parfum… il donne la liberté
à sa femme de se marier et d’avoir un enfant… « je meurs
sans haine en moi pour le peuple allemand »… mais enfin c’est
invraisemblable la force et la pulsion de vie et de poésie qu’il y
a chez lui, c’est de cela qu’il faut parler… et il y a trente
ans je ne l’aurais pas vu, je serais tombé dans le piège du
héros.
Dans
votre dernier roman en date, Artana
! Artana !,
vous dressez un portrait inquiétant d’une ancienne municipalité
communiste, Courvilliers, livrée aux appétits des promoteurs, au
népotisme et aux abus de biens sociaux…En
2005 quand les banlieues brûlaient, Aubervilliers est restée calme.
Il y avait encore un tissu associatif, toute une série d’airbags,
quelque chose de très profond entre la communauté portugaise, la
communauté kabyle, les maliens, qui permettait de faire fonctionner
la réalité de la solidarité, et donc nous avons été épargnés.
Et puis ensuite nous avons été rattrapés par ce qui se passe dans
la Seine-Saint-Denis : la misère endémique du département. À
Aubervilliers on a passé le cap de 50% de la population vivant sous
le seuil de pauvreté, alors que la moyenne nationale est de 14%. Ici
c’est trois fois plus, la ville est pleine de mendiants. Il y a un
affaissement généralisé, tout le commerce est tombé parce que les
gens sont en état de survie, les commerces un peu au-dessus de la
moyenne n’ont plus de clientèle et ferment. L’école est en
grande souffrance, les ordures sont ramassées n’importe comment,
tout est sous-dimensionné, les rats envahissent la ville. Cette
ville, qui a appartenu au PC, a été victime du népotisme. Jack
Ralite, vieillissant, a donné les clés de la ville à son gendre.
Aux élections de 2014, pour conserver la ville, l’équipe
municipale a décidé de faire appel aux voyous, aux trafiquants de
coke pour faire la chasse aux voix en échange d’emplois et de
logements et on est passé d’un clientélisme classique, qui a
toujours existé, et réglait des problèmes sociaux, à un système
de survie politique.
Je suis interdit en bibliothèque par le fait du prince. À Tremblay-lès-Gonesses j’étais invité à faire une conférence sur la guerre de 14-18 et quinze jours auparavant la directrice m’appelle en larmes en me disant : je dirige cette médiathèque depuis trente-cinq ans, c’est la première fois que cela m’arrive. Le cabinet du maire m’interdit votre venue. Tremblay-lès-Gonesses, ville communiste, dont la numéro 2 s’appelle Clémentine Autain. À un certain moment, je ne vais pas me bouffer la santé. La ville est dans un tel état de souffrance. Quelque chose s’est cassé dans cette ville extrêmement digne.
Quant à la municipalité, c’est le système léniniste : comme j’ai la science infuse pour sortir la population du marasme, il est normal que je bénéficie de quelques privilèges afin de mieux vous servir. Insupportable discours de solidarité et d’empathie au vu des pratiques.
Je suis interdit en bibliothèque par le fait du prince. À Tremblay-lès-Gonesses j’étais invité à faire une conférence sur la guerre de 14-18 et quinze jours auparavant la directrice m’appelle en larmes en me disant : je dirige cette médiathèque depuis trente-cinq ans, c’est la première fois que cela m’arrive. Le cabinet du maire m’interdit votre venue. Tremblay-lès-Gonesses, ville communiste, dont la numéro 2 s’appelle Clémentine Autain. À un certain moment, je ne vais pas me bouffer la santé. La ville est dans un tel état de souffrance. Quelque chose s’est cassé dans cette ville extrêmement digne.
Quant à la municipalité, c’est le système léniniste : comme j’ai la science infuse pour sortir la population du marasme, il est normal que je bénéficie de quelques privilèges afin de mieux vous servir. Insupportable discours de solidarité et d’empathie au vu des pratiques.
En
octobre prochain, vous publiez un gros recueil de nouvelles, Le
roman noir de l’Histoire.
Quelle en est la genèse ?Dans
beaucoup d’interviews on m’interroge sur le XIXe siècle, sur
Balzac, et je réponds à chaque fois : ces écrivains-là avaient
une chance, il n’y avait pas eu la Guerre de 14, il n’y avait pas
eu Auschwitz. Ils avaient la prétention d’expliquer le monde, ses
rouages. son œuvre, La
Comédie humaine embrasse
toute une période, le monde entier. Ça subsiste un peu chez les
Sud-Américains, chez les Russes, Pamuk en Turquie, on trouve cette
ampleur. Nous, on a perdu cette capacité, cette innocence, et on est
dans le fragment. Mais avec Le
roman noir de l’Histoire,
sans que je m’en sois rendu compte, je découvre qu’il y avait un
projet caché. C’est comme un puzzle qui se reconstitue. Un ami
m’avait dit : toutes tes nouvelles, publiées dans le désordre au
fil des ans, racontent l’histoire contemporaine de la France sur
cent cinquante ans, à travers la parole des exclus et des minorités.
J’ai réfléchi, j’ai rassemblé 2 500 pages de nouvelles, j’ai
essayé de les mettre en ordre chronologique, fait un tri, et j’en
ai gardé 950 pages. J’avais ainsi un corpus qui débute en 1855 et
se termine en 2030. La première nouvelle concerne l’exil de Victor
Hugo et l’importance de la littérature. La dernière, « Les
Boueux de l’espace », met en scène une équipe de vieux
cosmonautes à la retraite qui vont ramasser toutes les merdes qui
traînent dans l’espace.
Les éditions Verdier m’ont demandé de le séquencer : Commun, Commune, 1855 à 1912 ; Putain de guerre, de 1914 à 1922 ; Parfums et puanteur, les années trente… ; Mourir sans haine, la période de la Seconde Guerre mondiale ; Morceaux d’empires, de 1948 à 1961, la décolonisation ; Paris m’aimait, de 1968 à 1975 ; La classe s’efface, les années 80, où la classe ouvrière s’effondre ; Changer de bases, et frontières mouvantes, les années 90 ; Du rouge, du brun, une séquence sur le combat contre le négationnisme ; et ça se termine sur Troisième millénaire, qui clôt le livre en 2030.
Les éditions Verdier m’ont demandé de le séquencer : Commun, Commune, 1855 à 1912 ; Putain de guerre, de 1914 à 1922 ; Parfums et puanteur, les années trente… ; Mourir sans haine, la période de la Seconde Guerre mondiale ; Morceaux d’empires, de 1948 à 1961, la décolonisation ; Paris m’aimait, de 1968 à 1975 ; La classe s’efface, les années 80, où la classe ouvrière s’effondre ; Changer de bases, et frontières mouvantes, les années 90 ; Du rouge, du brun, une séquence sur le combat contre le négationnisme ; et ça se termine sur Troisième millénaire, qui clôt le livre en 2030.
Le
livre est préfacé par Patrick Boucheron…J’ai
croisé il y a des années Patrick Boucheron, l’auteur d’Histoire
mondiale de la France,
qui a cette capacité de mettre la complexité de l’histoire à la
portée de tous, et qui a accepté de préfacer le livre. Il m’a
reçu à son bureau au Collège de France et m’a dit avec une
incroyable humilité : « C’est un honneur extraordinaire,
j’espère que je serai à la hauteur ! » C’est la rencontre
de la Série Noire et du Collège de France.
Quitte
à s’inscrire dans l’Histoire, alors, que dirait-on de Didier
Daeninckx, écrivain de la fin du XXe et du début du XXIe siècle
?Un
chieur. (Rires)
J’aurais
dit « Un honnête homme ». Un chieur et un honnête
homme.On
est écrivain. On a la chance de pouvoir s’exprimer. Partout où je
vais, les gens sont terrifiés de leur propre parole. Ils ne peuvent
pas parler. S’ils disent la moindre chose, ils le paient comptant.
Dans le boulot, partout
,
les gens ferment leur gueule. Et nous, on a cette chance
extraordinaire d’être publiés, de parler. Donc, moi, j’ai
profité de la liberté que j’avais conquise, un point c’est
tout. « Il a profité de la liberté qu’il avait conquise ».
Très sincèrement, dès le départ, j’ai été sauvé par mon
grand-père anar, qui m’avait dit : « Ne deviens jamais
contremaître, ça s’appelle des contremaîtres mais en fait ils
sont pour. » Cette phrase m’est restée pour toujours. Ça a été
ma conduite de vie. Si je me retourne, j’ai soixante-dix ans, je ne
me suis jamais mis en position de donner un ordre à quelqu’un.
Dans un livre, j’ai mis en épigraphe cette citation de Jean-Paul Sartre : « À quoi sert-il de le savoir si tu ne le dis pas ? » C’est simple, c’est tellement simple. Et ça suffit pour une vie.
Dans un livre, j’ai mis en épigraphe cette citation de Jean-Paul Sartre : « À quoi sert-il de le savoir si tu ne le dis pas ? » C’est simple, c’est tellement simple. Et ça suffit pour une vie.
Didier
Daeninckx, Le
roman de l’Histoire,
Verdier, 832 pages (en librairie le 3 octobre).
MÉDECIN
GÉNÉRALISTE, ÉCRIVAIN
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