Je n'ai pas écrit cet article mais je me souviens de la Casa Miguel ! Je
me souviens du vieil homme dans l'arrière cuisine, son "homme" ? Miguel
?! Malade, râlant, balancé sur un rocking chair, la télé à fond parce
qu'il était sourd, tandis que Mme trottinait pour servir les clients.
Fallait voir les clients ! Jusqu'à ce que des vedettes de la télé
décident de fréquenter le restau !
Le
restaurant le moins cher du monde -dixit le Livre Guinness des
records- se trouve à Paris. Pour le prix du supplément de moutarde
du Fouquet' s les presque sans-le-sou peuvent s'offrir un repas
complet à la Casa Miguel.
Lundi
16 décembre, les Restaurants du Coeur reprendront du service. Durant
tout l'hiver ils dispenseront aux indigents un repas frugal provenant
des surplus de la communauté européenne, des dons d'entreprises ou
de ceux de particuliers. L'opération caritative imaginée par
Coluche peut laisser penser que la faim qui tenaille les plus démunis
n'a cours qu'une fois la période hivernale venue. En fait, le besoin
de manger vous tourmente les douze mois de l'année. Vérité toute
crue à laquelle répond la Casa Miguel sise au 48 de la rue
Saint-Georges tout près de l'église Notre-Dame-de-Lorette dans le
IXe arrondissement de Paris. Dans ce tout petit restaurant, pour un
franc de moins que ce que vous a coûté le journal que vous lisez
actuellement, il vous sera proposé un repas complet qu'accompagnera
un quart de vin rouge. En complément vous profiterez de l'amabilité
d'une des plus vieilles grands-mères encore en activité.
25
janvier 1949, Jour de fête. Madame Miguel rayonne. Dix ans après
avoir fui l'Espagne franquiste, elle ouvre son restaurant. De
nombreux compagnons d'exil l'entourent. L'inauguration se prolonge
tard dans la nuit. Les bouteilles s'amoncellent, les chants
résonnent. Quarante deux ans passent. Madame Miguel a quatre-vingt
quatre ans. Sa fille lui a demandé d'arrêter. Mais Maria Miguel
veut continuer à servir ses vingt quatre couverts quotidiens. La
retraite, antichambre de la mort, ne lui conviendrait pas. En hiver,
elle n'ouvre plus le soir. C'est la seule concession qu'elle ait
jamais faite à la pression familiale.
Chaque
jour, dès que le client s'installe, la "patronne"
s'approche de sa table en claudiquant un peu, en titubant beaucoup.
Elle le scrute un quart de seconde et lui annonce, d'une voix
chevrotante le plat du jour -il n 'y a pas de carte : riz ou
aubergines vinaigrette, plat de résistance (nouilles avec boulettes
de viande, choucroute, cassoulet), fromage et dessert. Le client
choisit. Madame Miguel regagne sa cuisine, le laissant s'imprégner,
tout à loisir, du décor. Une unité de ton caractérise l'unique
pièce d'environ 40 m2. Tout respire le suranné, le vieillot et vous
procure des bouffées de nostalgie. Le linoléum fleuri qui recouvre
les tables, le carrelage faïence abîmé, les banquettes de
moleskine et le lampadaire central type Pagode. La seule trace de
modernisme s'actualise par la présence de spots blanchâtres aux
quatre coins de la pièce. Sur les tables, les verres rivalisent de
calcaire, les assiettes et les couverts témoignent d'une autre
époque. Sur chacune d'elles trône la grosse boîte bleue où la
silhouette détourée du garnement Cérébos saupoudre de gros sel
son malheureux poussin.
Le
papier peint jauni supporte des petites pancartes où s'inscrit la
profession de foi de la maison. On y lit qu'il est aberrant de mourir
de faim aujourd'hui, que "l 'homme est un champ ouvert à toute
culture". Sur le mur de droite, un planisphère frappé d'un
PARTIR majuscule rappelle que l'endroit est fréquenté par les
routards. Ceux-ci laissent fréquemment quelques mots de
remerciement. Les griffonneurs accrochent leur petits papiers sur un
panneau ad hoc au fond la salle. Les propos sont simples, chaleureux.
A l'image de la maîtresse des lieux. D'ailleurs, la revoilà, elle
apporte au client son entrée. Il est difficile de croire que ce
corps voûté, bosselé et malingre ait encore la force d'effectuer
autant d'allers et retours. Pourtant entre midi et treize heures,
tous les jours -"même le dimanche"- Madame Miguel et ses
à-peine-plus-de-quarante-kilos s'activent. Ses doigts perclus de
rhumatismes préparent les conserves qui rassérèneront son parterre
d' habitués. Ridée à l'extrême la "patronne" est
vraiment trop gentille pour que le temps ait osé lui adresser toutes
ses injures. Sa face craquelée sourit avec plus de pétillant et de
volupté que toutes les serveuses de la restauration rapide réunies.
Madame
Maria a reçu de nombreuses offres. Depuis quarante ans le prix du
mètre carré a centuplé. Mais elle ne veut pas vendre. En l'an
2000, son restaurant reviendra à l'unique fils de son unique fille.
C'est écrit noir sur blanc chez le notaire. En attendant elle
continuera à ouvrir la "Maison de Michel" et à congédier
aimablement ses clients au bout d'une heure vraiment trop courte.
Pour se consoler ils reliront la dizaine d'articles (français,
américains, allemands, hollandais) qui décorent la vitrine et
méditeront sur la pancarte qui dit que "les idéaux sont comme
les étoiles : nous n'y parvenons jamais mais ils nous guident dans
notre course".
Un
dernier conseil aux automobilistes : le jour où vous irez déjeuner
chez la vieille dame, acquittez vous scrupuleusement de votre taxe
horodatrice. L'amende s'élève à 75 F. Soit quinze fois le prix
d'un repas à la Casa Miguel !