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mercredi 21 septembre 2016

Ma mère

Ma mère déraille avec obstination
         

         Il fait beau début septembre 2016. La chaleur atteint 32°C. Le ciel constamment bleu. Les nuages, pas un. Ma mère est hospitalisée depuis une bonne semaine au Centre hospitalier de Longjumeau. Une rivière, l’Yvette arrose une clinique spécialisée dans les Urgences-Main. L’Yvette arrose également Epinay-sur-Orge où coulent l’Orge et plus petit, un ruisseau, le Rouillon. Où nous avons vécu, grandi et joué il y a longtemps. Ma mère arrose ses protections. Longjumeau c’est le Postillon de Longjumeau, un opéra comique, et Lénine.  Lénine y a créé une école de formation au bolchevisme l’été 1911, il y a 105 ans. Ma mère aura 90 ans en décembre 2016.
          Encore 15 ans à vivre ? A survivre dans cette maison de retraite, Bellevue rue du parc à Epinay. Située tout près, ma sœur n’a guère quitté la région depuis 1963. Soudain le temps sombre, le ciel gris, les températures dégringolent, le mercure de la tige en verre du thermomètre se fige à 17°C. Samedi 17 septembre, ma mère, chambre 719, dit 94 lorsque j’entre dans la pièce où elle est hospitalisée seule. Je lui ai apporté des bonbons, Calissons d’Aix. Elle me demande d’allumer le ventilateur. Je le mets sur 1, ses pieds nus sont un peu froids. Elle tint un verre en matière plastique vert jade avec couvercle pour ne pas verser sur la chemise de nuit et contenant de la Cristalline, l’eau.
          Regard un peu fou, elle surveille d’un œil le ventilateur et, tournant brusquement  la tête, fixe hallucinée le tableau blanc accroché au mur décrépit beige de « sa » chambre, de ces tableaux blancs sur lesquels on écrit avec des feutres effaçables. Et elle commence a compter, un, deux, trois, jusque 115. Le 115 est le numéro du Samu Social appelé pour héberger les indigents. Et elle recommence souvent jusque 115, parfois jusque 117. Elle ira même une fois jusque 403, 404, 405, 406, etc. Mais en sautant de larges plages, de 279 à 300, de 349 à 400. Elle recommence son comptage une trentaine de fois, appliquée, toujours en partant du chiffre un. J’esquisse quelques plaisanteries, 81 c’est Mitterrand, 36 les congés payés, 45 la Libération, 68 mai. J’évite le 69. Elle a du mal à passer de 69 à 70 et elle marque un temps long, de 89 pour trouver 90. C’est normal, l’érotique 69 lui reste en travers de la gorge et 70 est l’année où mes parents m’ont viré de chez eux. Chez eux, si peu chez moi ! 89 c’est son âge, bientôt 90 ans.
          Une fois elle atteint 120. Sans vin, je ne bois plus depuis quelques années… Je comprends le sens de son délire. Elle compte ce qu’elle me doit, ce qu’elle croit me devoir, ce qu’elle ne m’a pas donné, ce que mes parents ne m’ont jamais donné. Constipés, violents et bien trop occupés à stocker leurs « économies ». Elle se repend de ça, la lugubre folle, ma mère. Elle ne me lâche plus. C’est important pour elle. Le souvenir est très confus. Alors elle recompte et égrène à nouveau, d’une manière absurde, des chiffres, par grappe de 115. Elle les égraine comme un chapelet. Des chiffres qui se suivent et se ressemblent. Sur le tableau blanc, le reflet de son front soucieux de bien faire est dégarni. Quand on aime on ne compte pas. Je finis les Calissons. Je n’aime pas ma mère, mais c’est ma mère. Je n’aime pas les Calissons. Je suis juste là, dans cette chambre de l’hôpital, près de ma mère. J’en suis là. 

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