Ma mère déraille avec
obstination
Il fait
beau début septembre 2016. La chaleur atteint 32°C. Le ciel constamment bleu.
Les nuages, pas un. Ma mère est hospitalisée depuis une bonne semaine au Centre
hospitalier de Longjumeau. Une rivière, l’Yvette arrose une clinique
spécialisée dans les Urgences-Main. L’Yvette arrose également Epinay-sur-Orge
où coulent l’Orge et plus petit, un ruisseau, le Rouillon. Où nous avons vécu,
grandi et joué il y a longtemps. Ma mère arrose ses protections. Longjumeau c’est le Postillon de Longjumeau,
un opéra comique, et Lénine. Lénine
y a créé une école de formation au bolchevisme l’été 1911, il y a 105 ans. Ma
mère aura 90 ans en décembre 2016.
Encore 15 ans à vivre ? A
survivre dans cette maison de retraite, Bellevue rue du parc à Epinay. Située
tout près, ma sœur n’a guère quitté la région depuis 1963. Soudain le temps
sombre, le ciel gris, les températures dégringolent, le mercure de la tige en
verre du thermomètre se fige à 17°C. Samedi 17 septembre, ma mère, chambre 719,
dit 94 lorsque j’entre dans la pièce où elle
est hospitalisée seule. Je lui ai apporté des bonbons, Calissons d’Aix. Elle me
demande d’allumer le ventilateur. Je le mets sur 1, ses pieds nus sont un peu
froids. Elle tint un verre en matière plastique vert jade avec couvercle pour
ne pas verser sur la chemise de nuit et contenant de la Cristalline, l’eau.
Regard un peu fou, elle surveille d’un
œil le ventilateur et, tournant brusquement la
tête, fixe hallucinée le tableau blanc accroché au mur décrépit beige de
« sa » chambre, de ces tableaux blancs sur lesquels on écrit avec des
feutres effaçables. Et elle commence a compter, un, deux, trois, jusque 115.
Le 115 est le numéro du Samu Social appelé pour héberger les indigents. Et elle
recommence souvent jusque 115, parfois jusque 117. Elle ira même une fois
jusque 403, 404, 405, 406, etc. Mais en sautant de larges plages, de 279 à 300,
de 349 à 400. Elle recommence son comptage une trentaine de fois, appliquée,
toujours en partant du chiffre un. J’esquisse quelques plaisanteries, 81 c’est
Mitterrand, 36 les congés payés, 45 la Libération, 68 mai. J’évite le 69. Elle
a du mal à passer de 69 à 70 et elle marque un temps long, de 89 pour trouver
90. C’est normal, l’érotique 69 lui reste en travers de la gorge
et 70 est l’année où mes parents m’ont viré de chez eux. Chez eux, si peu chez
moi ! 89 c’est son âge, bientôt 90 ans.
Une fois elle atteint 120. Sans vin,
je ne bois plus depuis quelques années… Je comprends le sens de son délire.
Elle compte ce qu’elle me doit, ce qu’elle croit me devoir, ce qu’elle ne m’a
pas donné, ce que mes parents ne m’ont jamais donné. Constipés, violents et
bien trop occupés à stocker leurs « économies ». Elle se repend de
ça, la lugubre folle, ma mère. Elle ne me lâche plus. C’est important pour
elle. Le souvenir est très confus. Alors elle recompte et égrène à nouveau,
d’une manière absurde, des chiffres, par grappe de 115. Elle les égraine comme
un chapelet. Des chiffres qui se suivent et se ressemblent. Sur le tableau
blanc, le reflet de son front soucieux de bien faire est dégarni. Quand on aime
on ne compte pas. Je finis les Calissons. Je n’aime pas ma mère, mais c’est ma
mère. Je n’aime pas les Calissons. Je suis juste là, dans cette chambre de
l’hôpital, près de ma mère. J’en suis là.
Ça me rappelle tant de choses. Et c'était en septembre aussi. Elle est allée, elle, jusqu'à 90.
RépondreSupprimerEt elle avait 90 ans ?!
RépondreSupprimerOui, c'est que je veux dire.
RépondreSupprimer