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vendredi 4 avril 2014

LES MÉFAITS DU TABAC

TCHÉKHOV

LES MÉFAITS DU TABAC
(1886-1902) - version de 1902

IVAN IVANOVITCH NIOUKHINE, mari de sa femme, directrice d’une école de musique et
d’une pension de jeunes filles

La scène représente l’estrade d’un cercle de province.
NIOUKHINE, longs favoris, pas de moustache, vêtu d’un froc usé, entre d’un air majestueux, salue
le public et tire sur son gilet.
Mesdames, et, pour ainsi dire, messieurs. (Il caresse ses favoris.) On a demandé à ma
femme de me faire prononcer ici, dans un but de bienfaisance, une conférence sur un
sujet accessible à tous. On veut une conférence, eh bien, va pour une conférence, pour ma
part, cela m’est parfaitement égal. Certes, je ne suis pas professeur, je ne possède aucun
titre universitaire, néanmoins, voilà trente ans que je travaille sans relâche, et, pour ainsi
dire, au détriment de ma santé, sur des questions strictement scientifiques ; je ne cesse
d’y réfléchir, et figurez-vous qu’il m’arrive même d’écrire des articles savants, pas
précisément savants, si vous voulez, mais tout comme, passez-moi l’expression. Ainsi,
l’autre jour, j’ai écrit un très long article, intitulé « De la nocivité de certains insectes ». Il
a beaucoup plu à mes filles, en particulier la partie qui concernait les punaises, mais après
l’avoir relu, je l’ai déchiré. Car on peut bien écrire tout ce qu’on veut, mais impossible de
se passer de poudre insecticide. Chez nous, à la maison, c’est rempli de punaises, jusque
dans le piano... J’ai choisi comme sujet de ma conférence de ce soir le danger que représente
pour l’humanité l’usage du tabac. Je suis fumeur moi-même, mais comme ma femme
m’a ordonné de parler des méfaits du tabac, inutile de discuter. Le tabac ? Va pour le
tabac, cela m’est parfaitement égal ; quant à vous, messieurs, je vous invite à écouter mes
propos avec le sérieux qui s’impose faute de quoi il pourrait nous en cuire. Ceux qu’effraie
une conférence sérieuse et strictement scientifique peuvent se boucher les oreilles
ou quitter la salle. (Il tire sur son gilet.) Je fais tout particulièrement appel à messieurs les
médecins ici présents, susceptibles de puiser dans ma conférence des renseignements fort
utiles, puisque le tabac, outre ses méfaits, est également employé en médecine. Si, par
exemple, on enferme une mouche dans une tabatière, elle crève, sans doute de dépression
nerveuse. Le tabac est, essentiellement, une plante... Quand je fais une conférence, j’ai
l’habitude de cligner de l’oeil droit, mais n’y faites pas attention, c’est parce que je suis
ému. J’ai toujours été excessivement nerveux, mais je ne cligne de l’oeil que depuis le 13
septembre 1889, jour où ma femme a accouché, si j’ose dire, de notre quatrième fille,
Varvara. Toutes mes filles sont nées un treize. Mais (il consulte sa montre) ne nous écartons
pas du sujet ; notre temps est limité. Je dois tout de même vous dire que ma femme
dirige une école de musique et une pension de jeunes filles, c’est-à-dire, pas une véritable
pension, mais tout comme. Entre nous, bien que ma femme ne fasse que pleurer misère,
elle a mis de l’argent de côté, quelque chose comme quarante ou cinquante mille roubles.
Quant à moi, je n’ai pas un kopeck, pas le rond, mais à quoi bon en parler ! Je suis
préposé à l’économat de la pension : c’est moi qui fais les provisions, qui vérifie les
comptes des domestiques, qui note les dépenses, qui fabrique les cahiers, qui extermine
les punaises, qui promène le petit chien de ma femme, qui attrape les souris... Hier soir,
entre autres, je devais remettre de la farine et du beurre à la cuisinière, car on avait l’intention
de faire des crêpes. Eh bien, voyez-vous, ce matin, les crêpes déjà cuites, ma
femme rapplique à la cuisine, et nous annonce que trois de nos pensionnaires n’en mangeraient
pas, elles avaient les glandes enflées. Nous avions trop de crêpes, que fallait-il en
faire ? Ma femme a d’abord ordonné de les porter à la cave, puis après avoir mûrement
réfléchi, elle m’a dit : « Tu peux les manger toi-même, épouvantail. » Quand elle est de
mauvaise humeur, c’est comme ça qu’elle m’appelle : « épouvantail », ou encore « vipère
», ou « Satan ». Comme si je ressemblais à Satan ! Elle est toujours de mauvaise
humeur... Ces crêpes, je ne les ai pas mangées, je les ai avalées sans mâcher ; c’est que je
suis continuellement affamé. Hier soir, par exemple, elle m’a privé de dîner. « Toi, espèce
de benêt, a-t-elle dit, pas besoin de te nourrir... » Mais (il consulte sa montre) à force de
bavarder, nous nous sommes légèrement écartés de notre sujet. Poursuivons. Je suis bien
persuadé que vous aimeriez mieux écouter une romance, ou une quelconque symphonie,
ou un air d’opéra... (Il entonne :) « Nous ne broncherons pas au plus fort de la bataille »...
Je ne sais d’où c’est tiré... A propos, j’ai oublié de vous dire... A l’école de ma femme, en
plus de l’économat, je suis chargé de l’enseignement des mathématiques, de la physique,
de la chimie, de l’histoire, de la géographie, du solfège, de la littérature, et ainsi de suite.
Pour les leçons de danse, de chant et de dessin, ma femme exige un supplément, bien que
ce soit encore moi qui enseigne ces matières. Notre école de musique se trouve dans la
ruelle des Cinq Chiens, au numéro treize. Si j’ai raté ma vie, c’est sans doute parce que
nous habitons au numéro treize. Et puis toutes mes filles sont nées un treize, il y a treize
fenêtres à notre façade... Mais à quoi bon en parler ? Pour tout renseignement, vous pouvez
vous adresser à ma femme à toute heure du jour, et si vous voulez un prospectus de
l’école, vous en trouverez chez notre concierge, à trente kopecks l’exemplaire. (Il tire
quelques petites brochures de sa poche.) Moi-même je peux vous en céder quelques-uns
si vous le désirez. Trente kopecks l’exemplaire ! Qui en veut ? (Un temps.) Bon, alors
vingt kopecks. (Un temps.) C’est bien regrettable. Oui, notre maison porte le numéro
treize ! Rien ne m’a réussi, j’ai vieilli, je suis devenu stupide... Tenez, je suis en train de
faire une conférence, j’ai l’air gai, et pourtant j’ai envie de hurler de toutes mes forces, et
de m’envoler, n’importe où, au bout du monde. Et personne à qui me plaindre, non, c’est
à pleurer... Vous me direz : et vos filles ? Eh bien, quoi, mes filles ? Il suffit que je leur
parle de tout ça pour qu’elles éclatent de rire... Ma femme a sept filles... Non, excusezmoi,
six, je crois... (Vivement :) Sept ! Anne, l’aînée, a vingt-sept ans, et la plus jeune, dixsept.
Messieurs ! (il jette un regard autour de lui.) Je suis malheureux, je ne suis plus
qu’un imbécile, une nullité, mais au fond, vous avez devant vous le plus ravi des pères.
C’est bien comme cela que ce devrait être, n’est-ce pas, et comment dire le contraire ?
Ah, si vous saviez ! Je vis avec ma femme depuis trente-trois ans, et ; je puis l’affirmer,
voilà bien les meilleures années de ma vie, c’est-à-dire, pas les plus heureuses, non, mais
tout comme. Elles se sont écoulées comme un seul instant de bonheur, à proprement
parler, et que le diable les emporte. (Il jette un regard autour de lui.) Mais elle n’est pas
encore arrivée, je peux parler librement. J’ai terriblement peur... j’ai peur quand elle me
regarde. Oui, qu’est-ce que j’étais en train de dire ? Si mes filles tardent à se marier, c’est
sans doute parce qu’elles sont timides, et que les hommes n’ont jamais l’occasion de les
voir. Ma femme ne veut pas donner de soirées, elle n’invite personne à dîner, c’est une
dame très avare, méchante, acariâtre, comment voulez-vous que quelqu’un mette les pieds
chez nous ? Mais... je veux vous confier un secret... (Il s’approche de la rampe.) On peut
voir les filles de ma femme, les jours de grande fête, chez leur tante, Natalia Séménovna,
oui, celle qui souffre de rhumatismes, et qui porte une robe jaune à pois noirs, on jurerait
qu’elle est saupoudrée de cafards... Chez elle, on vous servira des hors-d’oeuvre... Et
quand ma femme n’y est pas, on peut même s’envoyer un petit coup de vodka... (Il fait le
geste de vider un verre.) Je peux bien vous l’avouer, un seul petit verre suffit à me griser,
et alors j’ai le coeur si léger, et si triste en même temps... Vous n’imaginez pas ! Mes
jeunes années me reviennent en mémoire, je ne sais pourquoi, et il me prend une de ces
envies de m’enfuir... une envie, oh, si vous saviez ! (Avec passion : ) Oui, fuir, tout planter
là, fuir sans un regard en arrière, fuir, n’importe où... fuir cette vie étroite, inutile, vulgaire,
qui a fait de moi un vieillard stupide, pitoyable, un pauvre idiot, fuir cette femme
bornée, mesquine, avare et méchante, oh si méchante ! qui m’a torturé pendant trentetrois
ans, fuir la musique, la cuisine, l’argent de ma femme, toute cette bêtise, toute cette
mesquinerie... et m’arrêter quelque part, loin, très loin d’ici, dans un champ, me tenir
immobile comme un arbre, comme une borne, comme un épouvantail à moineaux, sous
un vaste ciel... toute la nuit, regarder la lune silencieuse et claire, et oublier, oublier... Oh !
comme je voudrais ne plus me souvenir de rien ! Arracher de mes épaules cet habit tout
usé, dans lequel je me suis marié, voilà trente-trois ans !.... (il retire son habit d’un geste
rageur) et c’est là-dedans que je fais toujours des conférences dans un but de bienfaisance...
Tiens, attrape ! (Il piétine son habit.) Tiens, attrape ! Je suis vieux, misérable,
piteux comme ce gilet au dos râpé et usé... (Il montre son dos.) Mais je ne demande rien.
Je suis au-dessus de tout, plus pur que tout cela ; j’ai été jeune, intelligent, j’allais à
l’Université, je faisais des rêves, je me croyais un homme... Maintenant, je n’ai plus
besoin de rien. De rien... D’un peu de repos, oui, c’est tout... de repos... (Il jette un regard
dans les coulisses, remet vivement son habit.) Mais voilà ma femme, dans les coulisses...
Elle est arrivée, elle m’attend là-bas... (Il regarde sa montre.) L’heure est déjà passée. Si
elle vous pose des questions, dites-lui, s’il vous plaît... je vous en prie, dites-lui que la
conférence a eu lieu, et que l’épouvantail... c’est-à-dire... moi, s’est comporté avec dignité...
(Il regarde dans les coulisses, toussote.) Elle regarde par ici... (Élevant la voix :)
Étant donné que le tabac contient le terrible poison dont je viens de vous entretenir, je
vous recommande de ne fumer sous aucun prétexte, et j’ose espérer que cette conférence
sur les « Méfaits du tabac » n’aura pas été inutile. J’ai fini. Dixi et animam levavi.
Il salue le public et se retire majestueusement.

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